Lorsque les premières espèces de scolytes ont été décrites, elles portaient des noms faisant référence à l’écriture : typographe, polygraphe, autographe, chalcographe. Il est vrai que l’on connaît davantage les galeries des scolytes, qui dessinent de grands motifs rappelant des graffitis sous l’écorce des arbres morts ou mourants, que ces insectes eux-mêmes, minuscules et discrets. Pour un œil averti, il est quand même possible, d’après la forme, la taille des galeries et l’essence de l’arbre, de donner le nom de l’espèce responsable sans la voir.
Profilés pour travailler le bois
Les scolytes sont des coléoptères de petite taille, certains ne dépassant pas 2 mm, de couleur sombre et au corps cylindrique à l’état adulte. Leur anatomie est parfaitement adaptée à leur mode de vie. Leurs antennes, relativement courtes et renflées, à l’extrémité en forme de massue, sont des détecteurs d’odeurs très sensibles. Elles leur permettent de localiser à distance non seulement leurs partenaires sexuels, mais aussi les arbres qu’ils vont parasiter, en particulier les sujets malades, stressés (par une forte sécheresse, une période de froid exceptionnelle ou une pollution de l’air, etc.) ou dépérissants. Leurs mandibules en forme de gouge, actionnées par des muscles puissants, creusent avec facilité à travers l’écorce et l’aubier des troncs. Chez de nombreuses espèces, à l’arrière des élytres (les ailes de dessus, durcies en bouclier) se trouve une dépression. L’insecte s’en sert comme d’une pelle à déblais pour enlever la sciure de bois produite par le forage des galeries. Enfin, leur tube digestif héberge des champignons, auxiliaires indispensables pour prédigérer le bois dont ils se nourrissent.
La compétition pour la ressource a été rude entre certaines larves, au point que leurs galeries dessinent un gribouillage informe. © Daniel Heuclin/Biosphoto
Un réseau familial
Les adultes commencent par percer un trou dans l’écorce. C’est généralement la femelle qui fait ce travail, mais le mâle collabore en dégageant les débris. Les conifères utilisent la résine pour essayer de repousser les insectes qui tentent de percer leur écorce. Libérée lors d’une attaque, elle se répand et se solidifie au contact de l’air en emprisonnant l’agresseur. Le scolyte prévient ce danger en sectionnant les canaux résinifères en amont des zones où il fore le tronc, empêchant ainsi l’écoulement de la résine. Quand le trou initial dépasse l’épaisseur de l’écorce, c’est au mâle de prendre le relais. Parfois aidé de la femelle, il creuse une loge nuptiale où aura lieu l’accouplement. À partir de cette loge et immédiatement sous l’écorce, la ou les femelles — selon que l’espèce est monogame ou polygame — forent une galerie maternelle, puis des encoches situées de part et d’autre dans lesquelles elles pondent leurs œufs. Le nombre d’œufs déposés par chaque femelle peut s’élever d’une dizaine à plusieurs centaines selon l’espèce. À l’éclosion, les larves creusent à leur tour des tunnels perpendiculaires à la galerie maternelle. Chaque adulte émergent perce un trou dans l’écorce pour sortir et essaimer.
Une question de digestion
Lorsque l’écorce se détache sous l’effet de ces forages, les réseaux de scolytes deviennent bien visibles. Pourquoi les scolytes creusent-ils leurs galeries juste sous l’écorce ? Un tronc d’arbre est constitué de divers tissus comprenant, de l’intérieur vers l’extérieur, le bois de cœur, l’aubier, le cambium, le liber et enfin l’écorce. La zone de croissance de l’arbre se situe au niveau du liber et du cambium, seuls tissus vivants du tronc. Le premier assure la croissance de l’écorce, le second celle du bois de cœur. Celui-ci, comme l’aubier et l’écorce externe, est composé de tissus morts. Or, contrairement à d’autres insectes xylophages, les scolytes ne peuvent pas vivre du seul bois de cœur. Ils ont besoin de tissus vivants plus riches, ce qui explique pourquoi leurs réseaux sont uniquement localisés sous l’écorce.
Il faut savoir que la cellulose et la lignine, qui constituent la plus grande partie du bois, sont des molécules de structure complexe très difficilement digestibles par les insectes. En effet, leurs sucs digestifs sont rarement capables de les casser en molécules plus simples, assimilables par le tube digestif. La partie la plus nutritive d’un tronc ou d’une branche se situe au niveau du cambium et des zones du liber et de l’aubier qui le touchent immédiatement, car c’est là que se trouvent des cellules vivantes et que circule la sève élaborée. C’est cette ressource riche en amidon stocké dans les cellules, en sucres simples et en protéines circulant dans la sève, tous ces composants étant facilement digestibles, que les larves de scolyte vont exploiter pour leur croissance. Comme l’ensemble des trois couches de l’arbre qui les nourrit est très mince, leur anatomie s’est adaptée et leur corps sans pattes, se déplaçant par reptation, est très aplati.
Un adulte et plusieurs larves du grand scolyte de l’orme (Scolytus scolytus). © Stephen Dalton/Photoshot/Biosphoto
Un Danger pour la forêt
Les scolytes jouent dans la nature le rôle d’éliminateurs des arbres malades, blessés ou stressés, leur cible de prédilection. Mais on sait aussi que certaines espèces de scolytes, en cas de pullulation, s’attaquent aux arbres sains. Lorsque les galeries sont si nombreuses qu’elles détruisent la partie du bois vivant assurant la nutrition de l’arbre, celui-ci meurt. En outre, les scolytes constituent des vecteurs de propagation de maladies cryptogamiques. C’est ainsi qu’en Europe les vieux ormes ont quasiment disparu en une quinzaine d’années, victimes de la graphiose, maladie provoquée par un champignon qui, introduit dans l’aubier, bouche les canaux de circulation de la sève. Ses spores sont transportées d’un arbre malade à un arbre sain à la faveur de l’essaimage de deux espèces de scolytes. Lorsque la nouvelle génération émerge au printemps suivant, la cuticule des adultes est contaminée lors de leur circulation dans les galeries pour accéder au trou de sortie.
Le réchauffement climatique contribue à accélérer les destructions. D’une part, les arbres sont affaiblis par les chaleurs excessives, les épisodes de sécheresse ou les tempêtes violentes. D’autre part, le développement des scolytes étant contrôlé par la température, son augmentation permet souvent à ces insectes de connaître une génération supplémentaire dans l’année, ce qui aggrave considérablement les dégâts.
Une forêt de Bavière (Allemagne) ravagée par les scolytes. © Nico van Kappel/Buiten-Beeld Biosphoto
Visuel haut de page : Le bois de cet arbre porte la « signature » du grand scolyte du bouleau (Scolytus ratzeburgii). © Myrkograul/Adobe Stock
Source : Architectes du monde animal de Vincent Albouy et Éric Darrouzet, paru aux éditions Quæ