Changer vos habitudes alimentaires vous effraie ? S’alimenter sous pilules est-ce vraiment possible ? On vous démontre que vos habitudes ont peut être déjà changé.
En 1894, le très éminent membre de l’Académie des sciences Marcellin Berthelot affirmait : « En l’an 2000, il n’y aura plus dans le monde ni agriculture, ni pâtres, ni laboureurs […] la culture du sol aura été supprimée par la chimie […] le jour où l’énergie sera obtenue économiquement, on ne tardera guère à fabriquer des aliments de toute pièce, avec le carbone emprunté à l’acide carbonique, avec l’hydrogène pris à l’eau, avec l’azote et l’oxygène tirés de l’atmosphère […] chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée […] tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines[…]. » Grace à la chimie, l’homme vivra dans l’abondance, dans la joie et dans un environnement mieux protégé !
On imagine que c’est inspirée par cette prophétie que l’idée d’une alimentation réduite à quelques pilules a pu germer dans les esprits. Cette idée est la suivante : pour nourrir les hommes, il suffit de satisfaire leur demande biologique en calories, acides aminés (les molécules dont sont faites les protéines), en acides gras (les molécules dont sont faites les
huiles et les graisses), de sucres (les molécules dont sont faites l’amidon et autres glucides), vitamines et minéraux. L’industrie chimique sait faire la synthèse de beaucoup de ces constituants, pas tous mais ce sera sans doute possible demain. Alors pourquoi se compliquer la vie avec des agriculteurs qui polluent notre l’environnement, comme le suggère Marcellin Berthelot. Il suffit de conditionner les nutriments comme le fait si bien l’industrie pharmaceutique avec ses médicaments. Quel gain de temps ! Pas de courses, les pilules sont livrées à domicile par porteur ; pas de cuisine, elles sont prêtes à manger ; pas de vaisselle, seulement des emballages à jeter ; plus de table à dresser, chacun se nourrit quand il en a envie ; plus de pause à midi dans les entreprises et les écoles, c’est quarante minutes de gagner. Avec en bonus : pas d’hormones ni d’antibiotiques dans les aliments d’origine animale, pas de résidus de pesticides, pas de nitrate dans les nappes phréatiques. Rêve ou cauchemar ? Seulement une utopie.
Supposons que chaque pilule pèse 500 mg (une valeur moyenne). Sachant qu’un gramme de lipide, de protéine et de glucide fournissent chacun 9, 4 et 4 kcal et que les diététiciens considèrent que les apports en calories doivent se répartir dans l’alimentation dans le rapport 3/2/1 (glucides/lipides/protéines), on calcule qu’il faut avaler environ 350 pilules par jour pour se nourrir (considérant que les vitamines et les minéraux, présents en très faible quantité, ne modifient pas ce résultat) : 40 au petit déjeuner, 160 à midi, 130 le soir et le reste à grignoter pendant la journée. Amusons-nous à deux autres calculs : cinq secondes pour avaler chaque pilule (joli rythme) dans une gorgée d’eau (15 ml), c’est une demi-heure consacrée chaque jour à cet exercice et cinq litres d’eau bus en fin de journée !
Autres obstacles incontournables : les coûts de production, si tant est que l’industrie soit capable de fabriquer tous les nutriments dans des réacteurs chimiques ou des fermenteurs biologiques. Sur le plan économique, rien ne pourra remplacer l’aptitude des plantes à utiliser l’énergie solaire — via la photosynthèse — pour synthétiser des molécules aussi complexes que celles de nos aliments. Quant à la convivialité, mieux vaut ne pas en parler.
Ces pilules, on commence pourtant à les trouver dans le commerce. Ce sont les compléments alimentaires, des concentrés de nutriments (vitamines, sels minéraux, acides aminés) ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique (antioxydants, extraits de plantes), seuls ou combinés, destinés à compléter le régime alimentaire normal. Ce ne sont pas des médicaments, et pourtant nous verrons plus loin qu’il est sage de n’en consommer qu’après avoir pris l’avis de son médecin. Ils sont commercialisés sous forme de doses (gélules, comprimés, sachets de poudre). Il y en a pour tous les goûts, mais pas nécessairement pour toutes les bourses. Ce sont des produits coûteux dont la vente génère un chiffre d’affaires de 1,1 milliard d’euros (2009), vendus pour moitié en pharmacie, pour un quart par internet, le reste se partageant entre les magasins de produits diététiques et les grandes surfaces. Leurs promoteurs ne cherchent pas à remplacer les aliments, mais veulent seulement nous aider à mieux satisfaire nos besoins nutritionnels. Du moins l’affirment-ils ! Sans doute est-ce pour cette raison qu’ils dépensent beaucoup d’argent pour promouvoir des produits qui rapportent gros. C’est un marché en pleine croissance. En France, selon une enquête publiée en 2008, un adulte sur cinq, surtout les femmes, et un enfant sur dix auraient consommé au moins une fois dans l’année un complément alimentaire, principalement en hiver.
Selon l’Afssa, « pour la très grande majorité de la population, une alimentation équilibrée suffit à apporter tous les nutriments nécessaires à la santé ». Les déficits, et a fortiori les carences alimentaires sont très rares au sein de la population française. Seules pourraient être concernées des femmes enceintes, des personnes âgées, des populations en grande précarité. Mais gare à l’autocorrection de ses besoins. Les risques de surconsommation de vitamines ou de minéraux ne sont pas nuls. Ainsi que le souligne l’Académie de médecine : « Seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier de faire appel à des compléments alimentaires ». Avant tout, il faut consulter son médecin. Ce n’est malheureusement pas le cas pour la majorité des utilisateurs. Par leurs conseils, les pharmaciens sont souvent des prescripteurs. Les « patients » interrogés disent consommer ces compléments parce qu’ils sont fatigués, ne se sentent pas bien ou veulent lutter contre une maladie. Dans leur esprit, et souvent dans celui des prescripteurs médicaux, la frontière qui sépare les pilules alimentaires et les pilules pharmaceutiques s’estompe.
Source : Nos aliments sont-ils dangereux ? de Pierre Feillet, paru aux éditions Quæ