Pour les oiseaux qui cachent leur nourriture, il est aussi important de protéger ses caches des pillards que de se souvenir de leur emplacement. Les oiseaux qui y recourent mettent en oeuvre un certain nombre de stratégies différentes pour protéger leurs caches, certaines requérant des habiletés sociocognitives avancées.
LES STOCKEURS SOCIAUX
Le problème de protéger ses caches est particulièrement critique chez les oiseaux sociaux, pour qui il peut être difficile d’agir sans être vu des autres. Parce qu’attendre que les pillards potentiels quittent les lieux n’est pas tenable, il existe des stratégies comme déménager ses caches aux alentours pour brouiller les pistes. Cette stratégie peut très bien être née par accident et avoir donné une plus grande proportion de caches retrouvées intactes, ou peut être le résultat d’une tentative délibérée de tromper les voleurs.
Les cacheurs sociaux semblent différencier les identités des individus qui les observent et adoptent diverses stratégies en fonction de cette capacité de discrimination. Par exemple, si leur partenaire les regarde, ils n’ont pas recours à des stratégies de protection puisqu’ils ont l’intention de partager. Et si le témoin est d’un rang inférieur, ils ne protègent pas plus leurs caches, alors qu’ils le feront avec un individu dominant. C’est une bonne stratégie à certains égards car, à la différence d’un dominant, un subordonné ne s’essaiera pas à piller les caches en présence du stockeur — même si dans les faits, il est susceptible d’user de stratagèmes plus sournois pour subtiliser le bien du stockeur lorsque celui-ci aura quitté les lieux.
Y’A QUELQU’UN ?
Des expériences sur les stratégies de protection des garde-manger chez les corvidés ont mis en valeur une adaptabilité considérable dans les options choisies, en fonction du contexte social qui prévaut lors de l’opération (c.-à-d. si c’est un congénère qui est présent ou si c’est un oiseau à l’identité indéterminée qui observe) mais aussi dans la mesure de ce qu’ils peuvent voir en le faisant. La notion de voir est controversée car c’est un état mental : le fait qu’un animal puisse juger qu’un autre voie quelque chose signifierait qu’il possède une théorie rudimentaire de l’esprit de l’autre (au moins quant à l’état mental de « voir »). Ce n’est toutefois pas très clair car bien qu’il puisse estimer qu’un animal le voit car celui-ci a les yeux ouverts et orientés vers son action, il faut aussi compter avec des explications alternatives plus simples où un oiseau peut se rendre compte qu’on le voit sans pour autant comprendre l’état mental de l’autre. Il peut avoir appris, par exemple, qu’il perd plus de garde-manger si ceux ci sont constitués en présence d’un congénère qui a les yeux ouverts à ce moment-là, que lorsque cet individu a le dos tourné ou n’est pas là. Cela ne suppose pas de développer le concept de voir mais amènerait le même comportement de protection. Cette réponse suppose que celui qui cache apprenne (peut-être au prix de plus d’une centaine d’essais) ce qui arrive lorsqu’il agit en présence de ce stimulus particulier. Cela mène aussi à établir des généralités à partir des différentes positions de tête, des yeux et du corps du témoin d’une cachette, et qui peuvent se chiffrer à plusieurs milliers.
Ce n’est pas très convaincant, si bien qu’une explication alternative consiste à penser que l’animal intelligent s’est constitué une règle qui lui permet de tirer des constantes de divers scénarios, tels que « Si X est tourné vers moi lorsque je cache, il y a plus de risques que mes garde-manger soient pillés » et « Cacher lorsque X est tourné vers autre chose fait que plus de garde-manger restent intacts. » Certains psychologues avancent que cela suffit à expliquer le comportement de l’oiseau, mais des études de laboratoire sur des oiseaux nourris à la main recourant à un nombre limité de tentatives ne fournissent pas beaucoup d’occasions pour les oiseaux d’apprendre des règles aussi complexes sur le peu de temps offert. Dans de nombreux cas, soit ils ne subissent pas de vol de leurs caches, soit les vols sont imprévisibles, et par conséquent l’occasion d’apprendre est limitée.
Les corvidés qui cachent de la nourriture savent faire la différence entre les concurrents présents et ceux qui sont cachés derrière des barrières, entre ceux qui se trouvent à proximité des emplacements des caches et ceux qui sont éloignés, et entre les sites où la visibilité est maximale car ils sont entièrement éclairés et ceux qui sont ombragés. Dans ces trois cas, une règle tirée de la visibilité — peut-on me voir ou pas ? — suffit pour mettre au point une stratégie de protection, alors que développer des règles basées sur l’apprentissage apporterait une rigidité et exigerait de s’adapter du tout au tout à chaque nouvelle situation. Pour des oiseaux qui ne disposent que de trois essais pour apprendre chaque nouvelle règle, et qui réussissent souvent dès le premier essai, ce scénario ne tient pas la route. Parfois les explications basées sur des mécanismes prétendument plus simples comme l’apprentissage par essai et erreur peuvent ainsi s’avérer plus compliquées que celles basées sur la cognition et la lecture des esprits.
Visuel haut de page : Les oiseaux qui cachent leur nourriture, comme le geai bleu, ne protègent pas seulement leurs caches contre les menaces potentielles émanant d’individus de leur espèce (conspécifiques), mais aussi contre d’autres oiseaux ou contre les mammifères (hétérospécifiques), comme les pics et les écureuils.- Shutterstock
Source : L’étonnante intelligence des oiseaux de Nathan Emery (Traduction de Mickaël Legrand), paru aux éditions Quæ