Sans levures, des champignons unicellulaires uniquement visibles au microscope, le pain n’existerait pas. Quand cet aliment a t-il été créé ?
Les hommes ont probablement commencé à récolter des graines de graminées sauvages (ou poacées) il y a plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’années. Ces graines étaient consommées crues, le plus souvent après broyage, sous forme de bouillie. Sur le site d’Ohalo en Galilée, daté de 22 500 à 23 500 ans, des graines de diverses graminées broyées à la meule ont été découvertes. Il s’agit d’orge sauvage, de blé sauvage, d’égilope, de brome et de quelques autres espèces. Il n’est pas complètement certain que la pâte préparée à partir de ces céréales sauvages ait été cuite. Mais les foyers trouvés sur le site laissent cette hypothèse ouverte. Shubayqa 1, un site de chasseurs-cueilleurs daté de 11 600 à 14 600 ans dans le nord-est de la Jordanie, a livré deux foyers contenant des restes de nourriture assimilable à du pain. Les céréales présentes étaient du blé, du seigle, du mil, de l’avoine et peut-être de l’orge. Avant utilisation, ces céréales étaient vannées, broyées et tamisées. Le mélange de cette farine avec de l’eau, après malaxage et cuisson, fournissait un pain probablement assez voisin des pains azymes actuels du Moyen-Orient, c’est-à-dire sans levain. Par ailleurs, ces pains primitifs étaient réalisés avec des céréales sauvages dont la farine était moins facile à malaxer que celle des blés cultivés riches en gluten, dont la domestication a commencé il y a dix à onze mille ans. Quand et où est apparu le pain fermenté, ou pain levé rempli d’alvéoles produits par le gaz carbonique issu de la fermentation de la pâte sous l’action de levures ? Il semble que ce soit d’abord en Égypte. Quoi qu’il soit difficile d’observer des levures dans les pains anciens, il semble bien qu’il en a été trouvé dans des restes provenant de ce pays. La présence de ces levures est-elle accidentelle ou bien résulte-t-elle d’une introduction délibérée ? Il est difficile de répondre à cette question. A priori, les levures sont présentes partout, aussi bien dans la farine que dans l’eau utilisée pour fabriquer la pâte. En laissant reposer cette pâte un certain temps avant la cuisson, la fermentation peut donc se déclencher naturellement. Néanmoins, l’origine du procédé permettant à la pâte de lever est mal connue.
Nous ne savons pas si les levures provenaient des céréales ou de la fermentation de la bière. Dans la plupart des pays producteurs de bière, la levure de bière a été utilisée pour la fabrication du pain. Mais quelle que soit l’origine du ferment, comme il n’y avait pas de culture pure, à chaque fournée, on gardait un peu de pâte levée qui servait à réensemencer la nouvelle pâte, et ainsi de suite. C’est le procédé dit « du levain ». Ce levain contient des levures du genre Saccharomyces… et bien d’autres choses. On y trouve d’autres champignons et une multitude d’espèces de bactéries qui proviennent du blé, de l’eau utilisée ou de l’air environnant. La levure la plus fréquente des levains appartient au genre Kazachstania et la bactérie la plus commune est Lactobacillus sanfranciscensis. Cette microflore très diversifiée déclenche la fermentation alcoolique, mais aussi une fermentation lactique ainsi que d’autres réactions enzymatiques complexes qui aboutissent à la production d’arômes très divers. Ces arômes donnent au pain au levain une saveur particulière mais qui varie en fonction du temps. En général, on renouvelle régulièrement le levain, en repartant d’eau et de farine provenant de blé non traité aux fongicides. Le pain au levain se conserve souvent mieux que le pain à la levure.
L’emploi de levure de boulanger au sens strict, c’est-à-dire contenant majoritairement Saccharomyces cerevisiae, date de la fin du XIXe siècle. De nos jours, la production de levure en culture pure se fait dans des bioréacteurs ou fermenteurs de plus de 100 m3 sur un substrat à base de mélasse de betterave ou de canne à sucre qui a au préalable été enrichi en éléments minéraux, puis stérilisé. Les levures transforment d’abord le saccharose de la mélasse en glucose et fructose à partir desquels elles se développent. Après plusieurs jours de fermentation, le substrat contenant les levures est récolté. Ces levures sont isolées par centrifugation, déshydratées ou lyophilisées et conditionnées en sachets, parfois sous vide comme pour les levures sèches instantanées qui n’ont pas besoin d’être réhydratées avant mélange avec la pâte. La levure de boulanger industrielle permet d’obtenir un pain de qualité constante, mais qui n’a pas la même complexité d’arômes que le pain au levain.
Source : L’odyssée des champignons de François Le Tacon, Jean-Paul Maurice, paru aux éditions Quæ