Et si la mer était capable de nous soigner ? Des groupes pharmaceutiques exploitent cette ressource inépuisable pour trouver des solutions thérapeutiques.
Imaginez des centaines d’individus accrochés aux rochers sous 4 mètres de fond de la Méditerranée. Cette colonie d’éponges appelées Crambe crambe sert de ferme marine à des groupes pharmaceutiques. Il y a des milliers d’années, l’homme est parvenu à traire des vaches pour en tirer un lait nourricier. Désormais, de nouvelles générations de fermiers stressent mécaniquement les éponges pour en extraire des substances chimiques aux effets thérapeutiques. Les Crambe diffusent naturellement des molécules toxiques pour se défendre. Il suffit de les chahuter pour qu’elles produisent individuellement 500 milligrammes de composé pur par an. Ce dernier contient plusieurs familles de molécules dont deux ont des propriétés intéressantes. L’une serait anticancéreuse, l’autre antifongique. Dans ce scénario futuriste, les groupes pharmaceutiques testeraient le potentiel thérapeutique et non-toxique de ces molécules lors d’études cliniques avec pour finalité l’obtention d’un médicament commercialisable. À l’université de Sophia Antipolis (Nice), Olivier Thomas, associé à ce projet dans l’équipe Processus chimiques et radiochimiques dans l’environnement, espère coupler les bassins de culture de Crambe avec d’autres formes d’aquaculture (algues, mollusques, poissons) de façon à rendre ces productions encore plus rentables.
En 2017, trois composés issus d’éponges marines ont déjà reçu une autorisation officielle de mise sur le marché, par la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis et par l’European Medecine Agency (EMEA) en Europe : l’éribuline sert d’anticancéreux contre le carcinome mammaire (nom commercial : Halaven) ; ce composé a été découvert grâce aux substances dégagées par des éponges Halichondria okadai de couleur noire se trouvant sur les côtes japonaises. Cytarabine contre le cancer (nom commercial : Cytosar-U) et Vidarabine antiviral contre les herpès (nom commercial : Vira-A) ont été découverts grâce à l’éponge Criptotethya crypta de la lagune des îles Elliot Key (Floride). Les éponges ne sont pas seules en mer à produire des substances d’intérêt thérapeutique : le cône Conus magnus des Philippines produit un antalgique mille fois plus puissant que la morphine ; la seringue de mer Ecteinascidia turbinata, un tunicier colonisant des racines de mangroves des Caraïbes, produit une substance permettant de lutter contre les sarcomes (cancer des tissus mous comme les muscles et la graisse) ; le mollusque Dolabella auricularia produit lui aussi un anticancéreux pouvant agir sur le lymphome hodgkinien. Au moins 8 médicaments actuellement commercialisés proviennent de la mer. Ce chiffre peut sembler ridiculement petit vu les quantités de produits présentés sur les étagères des pharmacies ou des hôpitaux : pas moins de 11 000 spécialités, préparées à partir des 2 800 substances actives disponibles sur le marché français en 2013. On peut toutefois difficilement comparer un Doliprane® qui soigne des maux de tête avec un anticancéreux… Les composés issus de la mer sont très puissants et c’est là tout leur intérêt : les chercheurs espèrent en extraire des traitements contre des maladies considérées incurables. D’ailleurs, l’essentiel des médicaments tirés de la mer ne sont pas disponibles en officine ; ils sont utilisés principalement en milieu hospitalier pour traiter des problèmes graves et chroniques comme les cancers, la sclérose en plaques ou l’arthrite rhumatoïde. Par ailleurs, ce marché est encore tout jeune puisque la plupart des médicaments ont obtenu une autorisation de mise sur le marché au milieu des années 2000 !
Vous avez certainement lu ou entendu parler dans les médias d’une étoile de mer produisant de la roscovitine efficace contre les macrophages responsables d’infections pulmonaires chez les personnes atteintes de mucoviscidose; d’un cône marin excrétant un antidouleur qui s’élimine rapidement mais dont les effets bénéfiques se prolongent plusieurs jours dans l’organisme douloureux ; d’une ascidie coloniale (Aplidium albicans) rejetant des molécules qui sauraient lutter contre les tumeurs du pancréas ou de la prostate,… une quarantaine de composés d’origine marine et d’intérêt thérapeutique suivent actuellement une évaluation clinique concernant leur efficacité, leur stabilité, l’absence de toxicité, leur tolérance, etc. Un long parcours qui ne prendra pas moins d’une quinzaine d’années et dont l’issue n’est pas garantie. En laboratoire, plus d’un millier de molécules ont démontré des activités antitumorales, antibiotiques, antivirales, anti-inflammatoires, en somme, tous les « anti » qui soignent. De quoi soulever beaucoup d’espoirs pour des applications en médecine. D’autant plus d’espoirs qu’en termes de molécules marines, nous ne voyons que le dessus de l’iceberg.
Près de 180 000 espèces marines ont été répertoriées à ce jour et seulement 5 % ont fait l’objet d’études portant sur leur intérêt biotechnologique. Il existerait au moins 250 000 espèces connues mais non décrites. D’après les extrapolations Census of Marine Life, il y aurait au moins un million de formes d’espèces sous-marines et des dizaines, voire des centaines, de millions de microbes… Toute cette biodiversité crée une fabuleuse chimiodiversité dans laquelle puiser des molécules pour tester leur intérêt thérapeutique. Il y a trente ans, les études scientifiques se sont naturellement portées sur les algues et les invertébrés macroscopiques (mollusques, cônes, coraux, anémones, lièvres et escargots de mer…) dont la faible mobilité imposait une communication et une défense reposant sur des moyens chimiques. À terre, la fleur émet des molécules olfactives pour attirer les insectes pollinisateurs. En mer, les animaux sessiles excrètent un grand nombre de molécules toxiques pour leur assurer une protection contre d’éventuelles agressions de différentes natures. Les études scientifiques ne permettent pas toujours d’identifier le mécanisme producteur de cette substance chimiquement active. S’agit-il du macroorganisme lui-même ou des hôtes microscopiques qu’il héberge ? Votre médecin vous a peut-être déjà parlé des milliards de bactéries que renferment vos intestins. Ces amies qui vous veulent du bien, à l’origine de tout un tas de processus favorisant la digestion, sont plus nombreuses que vos propres cellules corporelles. Dans certaines éponges, les microorganismes peuvent représenter jusqu’à 50 % de la biomasse ! Il est tout à fait probable que ces bactéries dites symbiontes jouent un rôle dans la production des armes chimiques des animaux marins. C’est le cas du bryozoaire Bugula neritina, un animal qui s’accroche au substrat dur dans les ports et dont la forme évoque plutôt un lichen. On a découvert qu’il produisait un anticancéreux actuellement en évaluation clinique. Des études poussées ont démontré que la véritable source de cet anticancéreux était une bactérie symbionte (Candidatus endobugula sertula) vivant à l’intérieur du bryozoaire.
Source : Un océan de promesses d’Anaïs Joseph et Philippe Goulletquer (Préface de Philippe Poupon), paru aux éditions Quæ