L’image que les sociétés humaines se font des aliments qu’elles ingurgitent varie dans l’espace et le temps. Ainsi, chaque civilisation s’est armée d’une profusion de prohibitions, de tabous et de rites alimentaires qui participent aux identités ethniques.
Parallèlement, au sein d’un même groupe social, les représentations projetées par telle ou telle catégorie d’aliments sont perpétuellement réévaluées sous l’influence de critères relevant de considérations médicales, économiques, civilisationnelles… Le sucre se distingue par le fait que nulle part il ne fait l’objet d’interdit alimentaire. Il n’empêche qu’il constitue un cas d’école dans la problématique évoquée ici. Fischler s’y est arrêté le dans L’Homnivore (1990) en s’en emparant pour évoquer la morale des aliments. Il est vrai que la saveur sucrée a ceci de particulier qu’elle est une source de plaisir. Elle excite les sens humains, ce qui la rend suspecte aux yeux des censeurs. Chez certains pères de l’Église catholique, le plaisir du goût sucré fut apparenté à la luxure. Le ventre n’est-il pas proche du bas-ventre, proclamait Grégoire le Grand ? Néanmoins, parmi les sept péchés capitaux, la gourmandise s’assimila au moindre d’entre eux. Aux discours moralisateurs érigés à l’encontre d’un usage hédoniste du sucre, s’ajoutèrent les exhortations enracinées dans la médecine ou la diététique, qui conduisent parfois à diaboliser le sucre.
Mais avant cela, le goût sucré était prisé de nos lointains ancêtres. Les ethnologues notent que dans les dernières sociétés archaïques, les chasseurs-cueilleurs étaient friands du miel volé aux ruches sauvages. On prétend que cette attirance pour les substances sucrées dévoilerait un appétit atavique tourné vers l’accès à des calories facilement mobilisables. Lorsqu’au Moyen Âge, le sucre s’invita en Occident, on le dota de vertus remarquables. La pharmacopée l’incorpora à des fins médicinales, ce qui explique que sa vente fut réservée pendant longtemps aux apothicaires. Son emploi culinaire fut plus tardif. Comme Braudel le notait, « le sucre est ainsi un luxe avant le XVIe siècle ». Il le restera d’ailleurs pendant un certain temps, au point que l’auteur de Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979) le rangera dans les nourritures superflues (versus ordinaires) du moins pour la période allant du XVe au XVIIIe siècle. Le sucre était en somme une épice à part entière, rare et coûteuse, exotique de surcroît. Sa présence dans l’échoppe des apothicaires était tellement naturelle que l’expression « être comme un apothicaire sans sucre » traduisait un état de dénuement.
Le sucre changera de statut au même rythme que le progrès de ses usages domestiques. Le cartographe Ortelius le signale dès 1572 dans son Théâtre de l’Univers : « Au lieu qu’auparavant le sucre n’étoit recouvrable qu’aux boutiques des apothicaires qui le gardoient pour les malades seulement, on le dévore par gloutonnerie. [. . . ] Ce qui jadis servoit de médecine nous sert pour le présent de nourriture » (cité par Braudel). Il est vrai qu’Ortelius vivait dans la bonne société anversoise qui goûta avant d’autres le sucre ramené du Brésil par la flotte marchande des Pays-Bas. En France, il faudra attendre longtemps avant que le sucre ne devienne l’un de ces « produits de première nécessité » identifiés et protégés par des réglementations spécifiques.
Détail de l’Allégorie du goût par Jan Brueghel l’Ancien et Pierre-Paul Rubens, 1618. On y aperçoit un amoncellement de « sucreries » au premier plan, au centre. Source : musée du Prado.
Entre-temps, le sucre a fait l’objet d’un désamour. Certains auteurs parleront de la naissance d’une « saccharophobie », apparue dès la fin du XVIe siècle. Ses détracteurs l’accusent de bien des maux. On dénigre les progrès accomplis dans le raffinage du sucre. Dans son Histoire naturelle du cacao et du sucre (1720), D. Quelus, un auteur du XVIIIe siècle, l’exprime sans détours : « Plus le sucre est travaillé, plus il est ferme et blanc, mais aussi plus il perd de sa douceur, et moins il est sain [. . . ] à cause de la chaux et des lessives qu’on emploie pour le purifier de plus en plus » (cité par Fischler). Villeret (2017) a réuni d’autres griefs exprimés à l’âge classique à l’encontre du sucre. Outre le chaulage utilisé pour clarifier les jus, on incrimine la nocivité du cuivre présent dans les ustensiles de raffinage et les colorants des confiseurs. Comme on le voit, les préventions à l’encontre de l’alimentation « industrialisée » ne datent pas d’aujourd’hui.
Cependant, les principales accusations portées contre le sucre des îles visaient les conditions de sa production : le colonialisme et l’esclavagiste. Le discours anti-esclavagiste fut propagé par des esprits des Lumières comme Rousseau, Condorcet, l’abbé Grégoire. . . En Angleterre, il eut pour avocat les anglicans John Wesley et Thomas Clarkson, qui inspirèrent la création de ligues antiesclavagistes dont l’influence politique fut grande. La saccharophobie redoubla dans la seconde moitié du XXe siècle. Outre la carie dentaire, le sucre fut mis en cause dans la montée de l’obésité qui conduit à un cortège de maladies alimentaires dont le diabète, l’hypertension artérielle, l’hypercholestérolémie et certains cancers. Le discrédit porté à l’encontre du sucre, ou plus exactement de l’abus de sucre, s’est même radicalisé en ce début du XXIe siècle. Il est vrai qu’en dépit des recommandations médicales et des allégations nutritionnelles publiques, l’obésité et ses fléaux ne cessent de croître dans les pays riches et parmi les classes privilégiées des autres pays. Aussi, las de prêcher dans le désert, certains thérapeutes, confrontés quotidiennement aux maladies de la civilisation, ont écrit des brûlots à ce sujet. Leurs critiques portent avant tout sur les surconsommations de boissons sucrées, de confiseries et des plats cuisinés industriellement. Ces mises en garde sévères conduisent à charger le sucre de tous les maux, y compris, parfois, auprès de ceux qui en font un usage précautionneux. Et il se pourrait bien qu’auprès des publics plus concernés, l’emphase verbale ne rende inaudibles ces discours.
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Source : La saga du sucre de Joseph Garnotel, paru aux éditions Quæ