Aussi abondantes soient les ressources marines, trouver sa nourriture sous la surface n’est pas chose aisée. Pourtant, certaines lignées d’oiseaux marins en ont fait leur spécialité : pingouins, puffins, puffinures et cormorans sont tous des plongeurs confirmés.
Une vie secrète sous la surface
La manière dont les oiseaux marins plongeurs localisent leurs proies dans des conditions de lumière limitée reste mystérieuse. Dans l’Arctique, le guillemot de Brünnich pêche régulièrement en pleine nuit, à des dizaines de mètres de profondeur. Manchot royal et manchot empereur effectuent des séjours en apnée à plus de 300 mètres pour le premier et 500 mètres pour le second, dans des conditions de quasi-obscurité. Contrairement à certains mammifères marins tels que les cachalots ou les dauphins, les oiseaux marins ne semblent pas disposer d’un système de sonar, c’est-à- dire la diffusion d’ondes acoustiques dont la réfraction permet de sonder l’environnement immédiat et de détecter d’éventuelles proies. L’utilisation de l’odorat étant peu probable sous l’eau, la vue semble donc le moyen le plus utilisé par les oiseaux marins plongeurs pour se repérer. La taille relativement importante de leurs globes oculaires, ainsi que les nombreux capteurs de lumière disposés sur leur rétine corroborent cette hypothèse.
Grâce à une capacité d’élargissement et de contraction de leur pupille beaucoup plus importante que la moyenne – jusqu’à 300 fois chez le manchot royal, un record chez les oiseaux – les manchots s’accommodent rapidement des brusques changements d’intensité lumineuse entre la clarté de la surface et la pénombre des profondeurs. Ils possèdent également un type de pigment très particulier sur leur rétine, suggérant une acuité visuelle particulièrement bonne dans les parties verte et bleue du spectre lumineux et probablement aussi dans l’ultraviolet, longueurs d’onde qui pénètrent le plus profond dans les océans. Des études récentes ont montré que le manchot royal réduit sa vitesse de nage lors de ses plongées nocturnes, afin de mieux cibler les fameux poissons-lanternes (famille des Myctophidés), qui génèrent de la lumière à partir d’organes bioluminescents, en partie visibles dans l’obscurité. Notons cependant que certaines espèces comme le grand cormoran au Groenland ne se nourrissent pas de proies bioluminescentes tout en pêchant lors de la longue nuit polaire. De même, le cormoran de Bougainville dans le courant de Humboldt ou le guillemot de Kittlitz près du front des glaciers en Alaska plongent régulièrement dans des eaux troubles où la visibilité est réduite à son minimum, suggérant une acuité visuelle exceptionnelle dans des environnements où la lumière fait défaut. Utilisent-ils d’autres sens comme le toucher, voire l’ouïe ? Le mystère reste entier pour le moment.
Le bonheur en apnée
Contrairement aux poissons, capables de fixer l’oxygène dissous dans l’eau, les oiseaux marins plongeurs doivent impérativement regagner la surface pour respirer, ce qui constitue indéniablement une contrainte majeure. Leur degré d’autonomie en profondeur dépend donc entièrement de la quantité d’oxygène emmagasinée dans leur organisme avant leur immersion. Cet oxygène peut être stocké de trois façons : dans le sang grâce à l’hémoglobine, dans les muscles grâce à la myoglobine, ainsi que dans les poumons et les sacs aériens (système respiratoire propre aux oiseaux pouvant représenter 20 % du volume corporel et permettre d’alimenter les poumons en fonctionnant comme des soufflets) dans des proportions variables selon les espèces. Chez les manchots, 23 à 45 % de l’oxygène se trouvent dans le système respiratoire, 30 à 38 % dans le sang et 26 à 47 % dans les muscles. Cette forte proportion d’oxygène stockée dans les muscles est liée à leur très forte concentration en myoglobine, jusqu’à 30 fois supérieure à celle d’un oiseau terrestre. Chez le guillemot de Brünnich, pourtant excellent plongeur, la proportion d’oxygène dans les muscles n’est que de 9 %, la plus grande proportion (53 %) étant stockée dans le système respiratoire (53 %), suivi du sang (38 %). Le volume de sang est également un peu plus important chez les oiseaux plongeurs, augmentant les capacités de stockage : il représente 10 % de la masse corporelle chez un oiseau terrestre, contre 12 à 15 % chez un oiseau plongeur.
Précieux oxygène
Ces particularités visant à optimiser la quantité d’oxygène stockée dans l’organisme seraient vaines sans adaptations destinées à en faire l’économie. Par exemple, le ralentissement significatif du rythme cardiaque lors des plongées réduit les dépenses et préserve les organes vitaux de l’appauvrissement en oxygène : c’est la bradycardie. Lors d’immersions profondes et prolongées, le rythme cardiaque du manchot empereur passe ainsi de 73 battements par minute en surface à 57 en plongée. Il existe également une redistribution du flux sanguin dans l’organisme lors de la plongée, celui-ci irriguant essentiellement le cœur, les poumons et le cerveau. Les autres tissus de l’organisme voient ainsi leur activité réduite, ce qui permet une diminution du métabolisme et de l’oxygène consommé.
La respiration dite « anaérobie » est une autre adaptation remarquable autorisant la production d’énergie par le biais de réactions chimiques ne nécessitant pas d’oxygène. Plusieurs espèces de manchots sont adeptes de cette technique leur permettant de plonger plus longtemps que leur accorderaient leurs réserves d’oxygène accumulées dans l’organisme. Chez le manchot empereur, dont les apnées dépassent régulièrement 20 minutes, la respiration anaérobique débute après 6 à 7 minutes de plongée seulement et concerne les deux tiers du temps passé sous l’eau. Toutefois, la production d’acide lactique, toxique pour l’organisme, est l’inconvénient majeur de cette stratégie, il doit être éliminé par de longs séjours au repos en surface. Les oiseaux marins plongeurs semblent avoir trouvé une parade, ils possèdent certains types d’enzymes capables de le neutraliser en partie. Enfin, à la manière de certains reptiles, il est probable que les oiseaux plongeurs possèdent des adaptations physiologiques particulières rendant possible l’activité malgré des concentrations en oxygène dans le sang très limitées. Il n’existe toutefois, à ce jour, aucune preuve tangible à ce sujet.
Visuel haut de page : À la manière des dauphins, ces manchots papous « marsouinent » et alternent nage sousmarine et sauts hors de l’eau au cours desquels ils respirent. – © R. Lee