Extrait de Biodiversité de Jacques Blondel
C’était mieux avant, tel est le titre d’un livre publié par Michel Serres en 2017 ; est-ce bien vrai ?
Être vieux, c’est mon cas, c’est avoir connu un avant qui plonge loin dans le temps ; c’est avoir vécu les mille dégradations de la nature décrites dans ces pages, mais c’est aussi avoir été témoin de multiples innovations qui rendent objectivement la vie meilleure pour le plus grand nombre, au moins dans nos sociétés d’Occident. Combien de révolutions techniques les gens de ma génération ont connues dans les domaines de l’informatique, de la biochimie, de la médecine pour ne citer qu’eux ? Personne ne peut nier qu’en matière de santé, d’éducation, d’alimentation, la situation est meilleure aujourd’hui qu’au mitan du XXe siècle. Les horribles totalitarismes du siècle dernier avec leurs dizaines de millions de morts se déclinent au passé, et le nombre de pauvres dans le monde a diminué de plus d’un milliard pendant que dans le même temps la population mondiale augmentait de trois milliards. L’espérance de vie n’a cessé d’augmenter, passant de 47 ans en 1950 à plus de 70 ans aujourd’hui. Parmi les progrès dont il faut se réjouir, celui de la démocratie est peut-être le plus spectaculaire. Même si bien des gouvernants actuels ne méritent pas la place qu’ils occupent, nous ne voyons heureusement plus de Franco, Hitler, Staline, Mao Zedong ou Mussolini. En dénonçant ceux qui croient que c’était mieux avant, Michel Serres (2017) fustigeait tous les grincheux qui oublient les avancées de la démocratie, de la santé, des savoirs et de la vie de tous les jours. Mais, tandis que les choses ont tendance à aller mieux, on est plus sensible à ce qui ne va pas ! Quand mon ordinateur tombe en panne, c’est la catastrophe, alors que je me suis passé de cet outil devenu incontournable jusqu’à l’âge respectable de 51 ans. Le téléphone, la télévision, internet, les smartphones, tout cela me met immédiatement en contact avec le monde extérieur et me permet d’accéder à une information qu’on mettait jadis des jours à obtenir. Combien de prouesses techniques ont été réalisées, à commencer par cette merveille de technologie que fut l’avion Concorde, qui sillonna les airs plus vite que le son de 1968 à 2000 ! Sauf que toutes ces « prothèses » qui nous assistent et nous prolongent nous laissent terriblement seuls, et c’est peut-être là que « c’était mieux avant », parce qu’avant toutes ces machines le vivre-ensemble avait une autre saveur.
Si la vie d’aujourd’hui est plus facile et plus agréable pour beaucoup, nous sommes peut-être en train de dépasser un seuil, un « point de basculement » dont la prise de conscience alimente les théories de la décroissance. Que veut dire décroissance ? Quelle décroissance ? Est-elle une solution ou une illusion ? Quel crédit accorder aux objecteurs de croissance ? Faut-il vraiment décroître ? Si on entend par décroissance non pas le symétrique négatif de croissance, mais la sortie de l’idéologie du productivisme pour adhérer à de nouveaux équilibres, alors oui, il faut décroître et inventer de nouveaux rapports au monde, car il ne s’agit pas de renier tout ce qui permit à l’humain de remplir une niche si savamment construite. Il s’agit de poursuivre le processus d’exosomatisation d’une manière qui permette à l’humain de retrouver un lien charnel avec la Terre, chaque société avec son propre Umwelt, bref, revenir sur Terre.
Le politologue Paul Ariès réfute la vision d’une « décroissance austère, moralisante et rigoriste de droite », mais souligne que la décroissance doit rimer avec « joie de vivre, et non avec la privation et le manque ». C’est aussi ce que propose une philosophie du retour au monde vécu et à la nature telle que l’évoquent par exemple Husserl ou Merleau-Ponty. Dans son encyclique Laudato si’ (2015), le pape François reconnaît que nos comportements de consommation et d’exploitation des ressources ne sont pas soutenables : « L’heure est venue d’accepter une certaine décroissance », écrit-il en pesant à dessein ses mots. Le pontife réitère par là, mais en termes plus vifs et appuyés sur une remarquable documentation scientifique, les exhortations des encycliques Pacem in terris de Jean XXIII (avril 1963) et Popularum progressio de Paul VI (1967) à concilier la défense de la dignité humaine et celle des biens naturels de notre « maison commune ». Éclairé par ce qu’il entend, voit et lit, chacun se rend bien compte plus ou moins confusément, mais sans vraiment l’admettre encore, que le système socio-économique dans lequel nous vivons est à bout de souffle, et qu’un tassement de la croissance telle qu’on l’a connue et vécue jusqu’à naguère est inévitable. Les grands acquis des Lumières dans l’affranchissement et la libération individuelle ont ouvert la voie à la croissance, ce mot magique, mantra de toute pensée économique et politique. Mais le problème des temps modernes, c’est que la croissance dont on espérait que celle des Trente Glorieuses se prolongerait ou se répéterait n’est plus au rendez-vous et ne produit plus les fruits qu’on attend d’elle : accroissement du bien-être, création d’emplois, réduction des inégalités. C’est l’inverse qu’on observe, avec le sentiment anxiogène de la montée de périls dont on redoute les conséquences en matière de bien-être (Piketty, 2013) et de l’exacerbation de tensions sociales, politiques et géopolitiques que génère une « culture de déchet », un marché du travail saturé incapable de trouver un emploi aux « hommes inutiles ». Qu’on le veuille ou non, nous sommes entrés dans des temps nouveaux, car la croissance telle que nous l’avons connue ne reviendra jamais comme avant, quand ce ne serait que parce que le coût d’extraction des ressources et le coût environnemental de cet extractivisme ne feront qu’augmenter au point de devenir impossibles à assumer. Sans compter que les dérèglements climatiques dont on n’a toujours pas vraiment pris la mesure des dangers qu’ils représentent ne feront qu’augmenter les coûts de production et l’insécurité des populations.
Au dogme de croissance doit donc être substitué autre chose, un système de postcroissance à inventer, mais qui n’est pas sans promesses de succès s’il s’accompagne de moins d’inégalités, moins de pollution, moins de risques sanitaires, plus de biodiversité, donc de mieux-être pour le plus grand nombre, le tout dans un souci constant de contrôle des dérèglements du climat. Certes, construire un paradigme de postcroissance implique un changement profond dans les mentalités et les habitudes. Mais la bonne nouvelle, c’est que de nombreux économistes et chercheurs démontrent qu’un état de postcroissance est parfaitement possible s’il s’accompagne de mesures courageuses, notamment dans le domaine de la fiscalité. À titre de prolégomènes, il faut bien savoir que ce n’est pas une crise que nous traversons — car une crise est quelque chose de passager que la résilience du système doit pouvoir surmonter en le faisant revenir à son état antérieur quand les causes qui ont déclenché la crise ont disparu —, mais une transition que nous abordons, sans savoir au juste vers quelle nouvelle configuration du monde elle nous entraîne. Au-delà des problèmes écologiques et techniques que soulève la question des limites, le principal écueil auquel les sociétés sont confrontées est probablement d’ordre psychologique et sociologique : l’énormité des enjeux, le refus de regarder la réalité en face et la nouveauté des risques encourus entraînent une grande difficulté à construire une réponse collective et conduisent souvent à se réfugier dans le déni. Mais, et ce « mais » est crucial, une différence essentielle et, espérons-le, décisive, entre les sociétés actuelles et les sociétés qui se sont effondrées dans le passé, est que nous sommes aujourd’hui avertis des risques qui nous menacent si nous ne parvenons pas à pérenniser les services écosystémiques nécessaires à notre survie. Même si les capacités de réparation de notre écoumène et d’adaptation à de nouveaux systèmes écologiques sont presque infinies, le travail est immense, car notre système socio-économique actuel fait toujours preuve d’une remarquable myopie, comme si les « dons gratuits de la nature » restaient toujours infinis, ne valant que par le travail nécessaire à les exploiter ou à les remplacer : si on coupe trop d’arbres, on pourra toujours en replanter ; si une mine s’épuise, on en retrouvera toujours une autre ailleurs, si la forêt amazonienne brûle, on la reconstituera. Nous en restons à ce postulat de la théorie classique de l’économie selon lequel la nature peut tout encaisser, tout digérer, tout renouveler. Cette insouciance tient à ce que, pour des raisons probablement liées à l’évolution de notre espèce, on vit dans l’instant, les références à l’histoire ne valant que si cette dernière n’excède pas quelques décennies ou siècles.
On découvre peu à peu qu’à côté des avancées de la modernité, un fossé croissant se creuse entre ce que la technique nous apporte en bien-être et le prix que la nature paie. Ce qui fait problème, c’est le hiatus entre le changement du monde produit par la sophistication de la niche que nous nous sommes construite, et l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons tous, dirigeants comme dirigés, des conséquences de ces changements. L’effondrement de la biodiversité, la stérilisation des sols, les pollutions diffuses ne sont pour la plupart d’entre nous que de lointaines abstractions.
C’est au point qu’un dialogue entre un ministre de l’agriculture, le pot de fer, et un ministre de l’environnement, le pot de terre, aurait tôt fait de tourner à l’avantage du premier. De manière paradoxale, c’est peut-être parce que tout va mieux qu’on prend conscience que tout pourrait aller plus mal. Et ce plus mal, ce sont tous ces désordres provoqués par nos excès, qui sont comme un signe avant-coureur que si nous ne sommes jamais rassasiés par ce mieux, il pourrait se retourner en un mal destructeur faisant dire à Michel Serres (Le Monde du 10 août 2018) que « ce n’était pas mieux avant, mais ça pourrait être pire après ».
Depuis Adam Smith et son credo d’une relation directe entre l’augmentation de la richesse des nations et le mieux-être de la société, le progrès fut jusqu’à naguère assimilé au seul taux de croissance. Pourtant, dès les années 1960-1970, une critique radicale de la croissance apparaît, à commencer par les réflexions du Club de Rome et le rapport Meadows (1972), qui n’excluait pas que les dégradations infligées à l’environnement puissent entraîner un effondrement de notre civilisation. Trente ans plus tard, les évolutions prédites par « les Meadows » se vérifièrent (Turner, 2008). On ne compte plus le nombre d’auteurs qui sonnèrent l’alarme sur l’impasse dans laquelle nous entraîne le système actuel de gaspillage des richesses et d’atteinte à la nature : Roger Heim (1900-1979), René Dubos (1901-1982), Bertrand de Jouvenel (1903-1987), Bernard Charbonneau (1910-1996), Jacques Ellul (1912-1994), Barbara Ward (1914-1981), Jean Dorst (1924-2001), Ivan Illich (1926-2002), Jean Beaudrillard (1929- 2007), pour ne citer qu’eux qui, sous la diversité de leurs options philosophiques ou religieuses, de leurs engagements ou de leur profession, se sont fait les échos d’une extraordinaire palette de points de vue. Mais la plupart des critiques se turent dans les années 1980 avec les crises économiques et la montée du chômage.
Toute l’histoire est là : comment mettre fin au dogmatisme économique d’une croissance pratiquement ininterrompue depuis deux siècles dont les bienfaits sont évidents, ne seraient les inégalités scandaleuses qui l’accompagnent ? Contrairement aux paradigmes scientifiques que l’on peut vérifier par la méthode expérimentale de réfutation d’hypothèses alternatives, la théorie économique reste conjecturale ; elle explique les pratiques qui s’exercent au sein des marchés conclus entre parties contractantes, mais elle ne peut expliquer les interactions entre les processus de production de marchandises et la dynamique des écosystèmes naturels. Et pourtant, même si l’on démontre que pour atteindre les objectifs du GIEC à l’horizon 2050, il faudrait une baisse annuelle de 1,8 % du PIB mondial (Jany-Catrice et Méda, 2016), ce qui est impensable, le discours habituel selon lequel l’humanité s’en est toujours sortie se poursuivra selon la même rhétorique : la biodiversité n’est pas en danger, ça va aller grâce aux stratégies qu’on va mettre en œuvre pour la reconquérir, l’intelligence artificielle va nous sauver, une croissance verte radicalement différente de la précédente va permettre d’obtenir en même temps la croissance et la permanence d’un environnement sain et accueillant grâce au progrès technique, etc. Ce discours se nourrit souvent d’une critique radicale de l’écologie, des écologistes et des écologues, tous amalgamés sous le terme péjoratif « d’écolos » dans une sorte de nébuleuse contestataire, comme en témoignent, entre bien d’autres, L’illusion écologique de Jean- Philippe Faivret et collègues (1980), Le nouvel ordre écologique de Luc Ferry (1992), L’imposture climatique ou La fausse écologie de Claude Allègre (2010), Le ciel ne nous tombera pas sur la tête de Sylvie Brunel et Jean-Robert Pitte (2010), Le fanatisme de l’apocalypse : sauver la terre, punir l’homme de Pascal Bruckner (2011) et, encore plus près de nous, La biodiversité, avec ou sans l’homme ? de Christian Lévêque (2017) et Comprendre la biodiversité, vrais problèmes et fausses idées d’Alain Pavé (2019), autant d’ouvrages qui stigmatisent le « prêt-à-penser catastrophiste » des écologistes et « environnementalistes » que l’on accuse de menacer le progrès, d’avoir une vision idéalisée et mystique de la nature, bref de rejeter l’héritage des Lumières. Une célèbre illustration de cet état d’esprit fut la prise de position tonitruante connue sous le nom d’« Appel de Heidelberg », lancée par 264 scientifiques dont 52 prix Nobel deux jours avant l’ouverture de la Conférence de Rio, ou Sommet de la Terre, de 1992. Ces personnalités mettaient en garde des chefs d’État et de gouvernements contre « une pseudo-défense de l’environnement basée sur des critères irrationnels, qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social ». Il faut dire que « l’archipel des écologies », pour reprendre l’expression de Vanessa Jérome (2019), écologie « de droite », « de gauche », du « ni-ni », écologie « des petits gestes », « des petits pas », du « changement de paradigme », « punitive », « joyeuse », « désirable », « des alertes » reste à la fois ambiguë et davantage dans le registre des questionnements que dans celui de solutions réalistes. Si ces prises de position qui témoignent d’un réel scepticisme climatique et écologique sont parfois justifiées par un excès de catastrophisme de la part de certains écologistes militants, elles témoignent surtout d’un refus délibéré de reconnaître les résultats d’une recherche scientifique qui est active et féconde dans tous ces domaines touchant à l’environnement. Il est vrai que penser à l’avenir est difficile quand certains des scénarios annoncés défient l’entendement et atteignent leur comble lorsqu’est évoquée l’hypothèse d’un effondrement systémique de notre civilisation, sous l’effet combiné des dérèglements climatiques et d’un effondrement des services que la biodiversité rend aux sociétés humaines. Mais l’écologie mérite mieux que ce que nous annoncent les prophètes de malheur et le dogmatisme de certains collapsologues. Car elle invite non pas à se préparer à la fin du monde, mais à l’avènement d’un autre monde dont elle propose les outils pour le construire. C’est ainsi qu’au lieu de miser sur une décroissance qui porterait atteinte au développement des pays les moins avancés, le GIEC table, pour stabiliser l’augmentation des températures à 1,5 °C, sur une diminution de deux variables : l’intensité énergétique du PIB (rapport énergie/PIB) et l’intensité carbone de l’énergie (rapport gaz à effet de serre/énergie).
Si la situation est sérieuse, l’effondrement n’est pas une fatalité, car une analyse lucide et scientifiquement argumentée des mécanismes biologiques et sociétaux qui pourraient le provoquer peut être le ferment d’une renaissance. Certains collapsologues défendent des valeurs comme l’entraide, le partage, la résilience et, surtout, une certaine forme de « postcroissance » à construire sur les bases de nouvelles normes économiques. À cet égard, la spiritualité, qu’elle soit religieuse ou non, a un rôle éminent à jouer, comme on le verra plus loin, car notre rapport au monde, à nos contemporains et à l’autre vivant que nous soulève la question de savoir qui nous voulons être en tant qu’individus, question essentielle qui se pose dès qu’on évoque la possibilité de la fin non pas du monde, mais celle du monde d’aujourd’hui, soulignent Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle (2018). Car une force d’une grande puissance peut rebattre les cartes, la force de résilience. De même que les écosystèmes et la vie en général font toujours preuve d’une étonnante résilience quand ils sont altérés, comme le prédit la théorie écoévolutive et le vérifient l’histoire de la biodiversité sur la flèche du temps de l’évolution et la démarche expérimentale, les sociétés humaines sont parfaitement capables de relever les défis auxquels elles sont confrontées, car elles ne sont dépourvues ni de l’intelligence ni des moyens financiers et techniques nécessaires dès lors qu’on aura compris et accepté ces nécessités que sont le développement d’une économie bas carbone, le retour d’une biodiversité pourvoyeuse de services et de ressources culturelles, et une transition sociale qui réduise les inégalités et favorise une conception relationnelle de la vie. Les psychologues ont bien montré que l’expérience concrète de l’empathie entre les humains et l’attention au vivant non humain est bien plus efficace que la possession et l’individualisme pour voir le monde avec joie et espérance (Garnier, 2019). Entre les partisans d’une gouvernance supranationale autoritaire qui prendrait en main les affaires de la planète en mettant en œuvre de puissantes opérations de géo-ingénierie, et les partisans d’une réforme plus douce instaurant une postcroissance promue par la renaissance des communs et un basculement vers des sociétés du partage, toute une gamme de positionnements témoignent de l’existence de nombreux chemins possibles.
Pour prendre l’exemple de l’agriculture, il ne s’agit pas de prôner un retour au passé quand la productivité des champs ne dépassait pas 10-12 quintaux de blé, d’avoine ou d’orge à l’hectare, mais de dépasser cette anomalie dans l’histoire des sociétés — car on considérera bientôt cette réalité comme une anomalie — que représente une minuscule minorité d’agriculteurs produisant des tonnes de céréales à l’hectare sur des sols sans vie qui ne sont plus que les supports mécaniques de plantes abreuvées d’intrants (pétrole pour les machines, engrais comme nourriture, pesticides pour se débarrasser des compétiteurs, parasites et prédateurs). Pas question non plus de tourner le dos à la modernité ni aux bienfaits de la technique, lesquels sont un raffinement légitime — de toute façon incontournable — des outils dont l’humain s’est progressivement doté pour construire sa niche, la roue, la clé de voûte, la charrue, la métallurgie et tous les autres, jusqu’aux ordinateurs, machines à séquencer l’ADN de dernière génération et logiciels d’intelligence artificielle. Il s’agit, sans renier ces outils, de nous réinsérer dans une communauté biotique considérée avec la reconnaissance de sa dignité et de son droit imprescriptible à l’existence. C’est un peu ce que disait le philosophe, peintre et sculpteur animalier Robert Hainard (1906-1999) quand il professait que les sociétés les plus développées seront celles qui, grâce à leur génie créateur de techniques sophistiquées, mais maîtrisées, auront réussi à cantonner l’artificialisation du monde humain sur de toutes petites surfaces, laissant d’immenses étendues sauvages pour une nature libre.
On ne saurait entrer ici dans les débats compliqués sur la décroissance ou la postcroissance qui se nourrissent d’idéologies diverses, mais la question a déjà une longue histoire pleine de rebonds, de polémiques, de conférences et de périodiques entre les tenants de restrictions plus ou moins imposées et ceux qui plaident pour une transformation culturelle de la société. Si la notion de décroissance est difficile à accepter et à théoriser, car le mot est péjorativement connoté du sentiment qu’il s’agit d’organiser un retour en arrière, elle n’est dépourvue ni d’intérêt, ni de pertinence, à condition de bien savoir ce qu’on entend par décroissance. La décroissance est un chemin de crête qui peut déboucher sur le meilleur, mais aussi sur le pire s’il était l’occasion de recycler des idéologies réactionnaires dont on trouve des traces dès les années 1930 dans les milieux extrémistes de droite allemands et dont certains relents ressurgissent aujourd’hui. Au début des années 1980 cette pensée se structure, par exemple autour du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), dont l’une des têtes pensantes est Alain de Benoist, auteur de Demain la décroissance (2007).
La question est plutôt de savoir comment transformer l’économie dans une perspective non pas de décroissance, mais « d’après-croissance », selon l’expression de Gilbert Rist (2018), ou de postcroissance, étant entendu que tout ne doit pas décroître, certains processus étant appelés à se développer. Un paradigme de postcroissance peut mettre l’accent sur les retombées positives qu’un changement de modèle engendrerait, par exemple les relocalisations face à la mondialisation, les coopératives face à la concurrence, la gratuité contre la marchandisation, le partage, y compris celui du risque. Une des difficultés auxquelles se heurte l’idée de postcroissance pour faire remonter dans les sphères de gouvernance les innombrables initiatives qui foisonnent au niveau local pour changer le « pas de vie » est la question du temps, car les mesures susceptibles de limiter le réchauffement climatique, mitiger ses conséquences ou encore restaurer le tissu de la vie n’auront d’effets tangibles que dans de nombreuses décennies, alors que la plupart sont très coûteuses à court terme. Difficile pour un parti politique de remporter une élection avec un tel programme, conclut Dennis Meadows avec pessimisme.
Toute la question est de transformer ce défi qu’est la postcroissance en opportunités pour améliorer dès maintenant le niveau de vie et, surtout, réduire les inégalités. Comme on l’a déjà vu, les recherches en anthropologie montrent que, comparée à celle des populations en croissance soutenue, la moindre force de travail des populations en stabilité, voire en déclin démographique dont l’âge moyen des individus est relativement élevé, est largement compensée par une efficacité économique plus élevée d’actifs socialement plus responsables et plus soucieux de leur environnement. Ces populations sont plus attentives à l’autosuffisance, à leurs semblables, à la conservation de la nature, au réensauvagement, à l’écotourisme. De telles sociétés peuvent rester robustes économiquement, comme l’illustre le cas de plusieurs pays d’Europe orientale et septentrionale dont les sociétés âgées sont en moyenne mieux éduquées, plus investies dans l’éducation, moins émettrices de pollution et de gaz à effet de serre et plutôt en meilleure santé que bien des sociétés plus jeunes. Au Japon, la population commença à décroître en 2009 et, avec une politique contraignante d’immigration, continue à décroître, ouvrant la possibilité d’un « dividende de dépopulation » défini par Peter Matanle (2017) comme la « réalisation de bénéfices positifs qui contribuent à des modes de vie socioculturellement, politiquement, économiquement et environnementalement soutenables ». Mais il faut aussi reconnaître que la « sphère d’influence économique » du Japon déborde si largement les limites géographiques du pays que sa durabilité économique n’est peut-être qu’un leurre en raison des ponctions que ce pays exerce ailleurs que chez lui. Même la Chine a déjà amorcé sa transition démographique, avec une baisse historique de sa population qui, avec 1,39 milliard d’habitants en 2018, en comptait 1,27 million de moins que l’année précédente. Or le tassement démographique d’une population entraîne mécaniquement une augmentation de son âge moyen. C’est un fait que plus de la moitié de la population mondiale vit aujourd’hui dans des pays qui n’assurent plus le renouvellement des générations et dont l’âge moyen des individus augmente.
Parmi les nombreuses initiatives susceptibles de construire de nouvelles normes de fonctionnement de nos sociétés, Florence Jany-Catrice et Dominique Méda (2016) proposent d’encadrer cet indicateur de référence qu’est le PIB par des normes environnementales et sociales strictes et contraignantes dans une société de postcroissance dont les objectifs seraient de répondre aux besoins sociaux, en visant des gains de qualité et de durabilité plutôt que de productivité et de croissance. Il s’agit alors de rebâtir notre économie à partir de nouveaux fondements, d’une nouvelle épistémè, d’un nouveau logiciel pour représenter le monde et ses rapports entre les humains et la nature. Rejetant catégoriquement les notions de « croissance verte » et de « développement durable », qu’ils considèrent comme des effets d’annonce et des impasses marketing faisant obstacle au véritable changement, les tenants d’un modèle alternatif au PIB comme indicateur de croissance suggèrent de substituer à cette métrique qu’ils estiment dépassée une série d’indicateurs mesurant le degré d’égalité, de santé et d’empreinte carbone, voire un « indice de bonheur ». De fait, le constat de l’OCDE selon lequel le PIB n’est pas le meilleur indicateur du bien-être d’une population fait de plus en plus consensus parmi les économistes, notamment depuis les travaux des prix Nobel Joseph Stiglitz et Amartya Sen, qui suggèrent de substituer au PIB un tableau de bord muni d’indicateurs mesurant d’autres paramètres que la croissance comme l’insécurité économique, les inégalités de revenus et de patrimoine ou encore la précarité. La mesure du bien-être et de notre empreinte écologique deviendrait alors le critère guidant nos choix économiques et sociaux.
Cette nouvelle manière d’habiter un monde où transition écologique va de pair avec transition solidaire passe donc par le développement des solidarités : solidarité dans la famille humaine, mais solidarité aussi entre le vivant humain et le vivant non humain. On retrouve là le « tout est lié » (vinculum dont il sera parlé plus loin) et l’écologie intégrale d’Arnsperger et Bourg (2017), qui posent « les problèmes écologiques et sociaux comme le recto et le verso d’une même feuille de papier », ce à quoi on peut ajouter que les dérèglements climatiques et l’effondrement de la biodiversité sont aussi les deux versants d’un même chantier de réparation à ouvrir. Les prémisses de cette transition se manifestent déjà par la volonté des générations montantes d’articuler « des expériences à la fois sociales et écologiques, en se départissant du culte de la performance, de l’individualisme, et du surplomb sur la nature » (Browaeys, 2018).
Source : Biodiversité de Jacques Blondel, préface de Pierre-Henri Gouyon, paru aux éditions Quæ